Le harcèlement au travail représente une réalité préoccupante qui affecte des milliers de salariés en France chaque année. Face à cette problématique, le législateur a progressivement renforcé l’arsenal juridique permettant aux victimes de se défendre. Qu’il s’agisse de harcèlement moral ou sexuel, les conséquences sur la santé physique et psychologique des victimes peuvent être dévastatrices. Comprendre les mécanismes juridiques disponibles constitue une première étape fondamentale pour se protéger. Cet exposé détaille les démarches concrètes à entreprendre, depuis l’identification des comportements répréhensibles jusqu’aux recours judiciaires, en passant par les moyens de preuve et les acteurs susceptibles d’accompagner les victimes dans leur parcours.
Identifier et qualifier juridiquement le harcèlement
Avant d’entamer toute démarche, il est primordial de savoir reconnaître les situations constitutives de harcèlement au sens du Code du travail et du Code pénal. La législation française distingue principalement deux types de harcèlement dans le cadre professionnel.
Le harcèlement moral
Selon l’article L1152-1 du Code du travail, le harcèlement moral se caractérise par « des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Ces comportements peuvent prendre diverses formes comme l’isolement, les critiques systématiques injustifiées, les tâches dégradantes ou impossibles à réaliser, ou encore la surveillance excessive.
Pour être juridiquement qualifiés, ces agissements doivent présenter un caractère répétitif. Toutefois, la jurisprudence a évolué pour reconnaître que même des actes espacés dans le temps peuvent constituer un harcèlement s’ils s’inscrivent dans un schéma cohérent. La Cour de cassation a notamment précisé qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’intention de nuire de l’auteur, seuls les effets des agissements étant pris en compte pour caractériser le harcèlement moral.
Le harcèlement sexuel
L’article L1153-1 du Code du travail définit le harcèlement sexuel comme « des propos ou comportements à connotation sexuelle répétés qui soit portent atteinte à la dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent une situation intimidante, hostile ou offensante ». La loi reconnaît également comme harcèlement sexuel « toute forme de pression grave, même non répétée, exercée dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle ».
Cette définition juridique englobe un large spectre de comportements, des remarques déplacées aux contacts physiques non désirés, en passant par l’envoi de messages à caractère sexuel. La réforme législative de 2018 a élargi cette définition pour y inclure les propos sexistes et le cyberharcèlement. Il faut noter que contrairement au harcèlement moral, un acte unique peut constituer un harcèlement sexuel s’il présente un caractère de gravité suffisant.
- Propos ou comportements à caractère sexuel répétés
- Pression grave (même unique) visant à obtenir un acte sexuel
- Environnement de travail hostile, intimidant ou offensant
Pour déterminer si vous êtes victime de harcèlement, il peut être utile de consulter un avocat spécialisé en droit du travail ou de contacter l’inspection du travail. Ces professionnels pourront vous aider à qualifier juridiquement votre situation et à évaluer la solidité de votre dossier avant d’entamer des démarches formelles.
Constituer un dossier de preuves solide
La charge de la preuve en matière de harcèlement a été aménagée pour faciliter l’action des victimes. Néanmoins, rassembler des éléments probants reste fondamental pour faire valoir ses droits efficacement.
Le régime probatoire spécifique au harcèlement
En matière civile, l’article L1154-1 du Code du travail prévoit un régime de preuve aménagé. Le salarié doit présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement. Il appartient ensuite à la partie défenderesse (généralement l’employeur) de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs de harcèlement et qu’ils sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
Ce régime probatoire constitue un allègement significatif pour les victimes, qui ne sont pas tenues d’apporter une preuve définitive du harcèlement mais seulement des éléments permettant de présumer son existence. La Cour de cassation a renforcé cette protection en précisant que les juges doivent examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié de manière globale, et non isolément.
Les moyens de preuve recevables
Pour constituer un dossier solide, plusieurs types de preuves peuvent être rassemblés :
- Les témoignages écrits (attestations conformes à l’article 202 du Code de procédure civile)
- Les échanges de courriers, emails ou messages
- Les enregistrements d’entretiens (sous certaines conditions)
- Les certificats médicaux constatant une dégradation de l’état de santé
- Les arrêts de travail liés à la situation professionnelle
Concernant les enregistrements, la jurisprudence admet désormais que l’enregistrement clandestin d’une conversation peut constituer un mode de preuve recevable dans le cadre d’un litige prud’homal relatif à un harcèlement, à condition qu’il soit loyal et proportionné au but poursuivi (protection des droits de la victime).
Il est recommandé de tenir un journal de bord détaillé, consignant chronologiquement tous les faits constitutifs de harcèlement avec dates, heures, lieux, personnes présentes et description précise des agissements. Ce document, bien que n’ayant pas valeur de preuve absolue, pourra étayer votre témoignage et démontrer le caractère répétitif des faits.
Les expertises médicales et psychologiques peuvent également jouer un rôle déterminant pour établir le lien de causalité entre les agissements subis et les conséquences sur votre santé. N’hésitez pas à consulter le médecin du travail, qui pourra constater votre état et éventuellement déclarer une inaptitude en lien avec la situation de harcèlement, tout en respectant le secret médical.
Pour renforcer votre dossier, sollicitez l’avis du Comité Social et Économique (CSE) qui dispose d’un droit d’alerte en matière de harcèlement et peut diligenter une enquête interne. Les rapports produits dans ce cadre constitueront des éléments supplémentaires à l’appui de votre demande.
Les acteurs institutionnels et les procédures internes
Face à une situation de harcèlement, plusieurs interlocuteurs peuvent être mobilisés avant même d’envisager une action en justice. Ces recours préalables peuvent parfois suffire à mettre fin aux agissements incriminés.
L’obligation de prévention de l’employeur
L’article L4121-1 du Code du travail impose à l’employeur une obligation de sécurité de résultat concernant la protection de la santé physique et mentale des travailleurs. Cette obligation inclut la prévention des risques psychosociaux, dont le harcèlement. En cas de signalement, l’employeur doit procéder à une enquête interne et prendre les mesures nécessaires pour faire cesser les agissements.
La jurisprudence considère qu’un employeur qui, informé de faits susceptibles de constituer un harcèlement, s’abstient d’agir, engage sa responsabilité. Il est donc recommandé d’informer formellement l’employeur (ou la direction des ressources humaines) par un courrier recommandé avec accusé de réception détaillant précisément les faits reprochés.
De nombreuses entreprises ont mis en place des procédures d’alerte interne ou désigné des référents harcèlement (obligatoires dans les entreprises de plus de 250 salariés depuis la loi Avenir professionnel de 2018). Ces dispositifs constituent souvent une première étape utile, permettant une résolution du problème sans passer par des procédures externes plus longues et complexes.
Le rôle des institutions représentatives du personnel
Le Comité Social et Économique (CSE) joue un rôle central dans la prévention et le traitement des situations de harcèlement. L’article L2312-59 du Code du travail lui confère un droit d’alerte en cas d’atteinte aux droits des personnes. Saisir les représentants du personnel peut constituer un levier efficace, ces derniers pouvant exercer une pression significative sur l’employeur.
Les délégués syndicaux, quant à eux, peuvent vous accompagner dans vos démarches et vous conseiller sur les procédures à suivre. Leur connaissance du terrain et des mécanismes juridiques en fait des alliés précieux.
L’intervention des organismes externes
L’inspection du travail peut être saisie directement par le salarié victime de harcèlement. L’inspecteur dispose de pouvoirs d’investigation étendus et peut constater les infractions par procès-verbal. Sa saisine présente l’avantage de déclencher une enquête indépendante, menée par un agent assermenté dont les constatations feront foi jusqu’à preuve du contraire.
Le médecin du travail constitue également un interlocuteur privilégié. Soumis au secret professionnel, il peut constater l’impact du harcèlement sur votre santé et proposer des aménagements de poste ou déclarer une inaptitude temporaire ou définitive. Son intervention peut parfois suffire à alerter l’employeur sur la gravité de la situation.
- Informer l’employeur par écrit (LRAR)
- Saisir les représentants du personnel (CSE)
- Contacter l’inspection du travail
- Consulter le médecin du travail
Pour les agents de la fonction publique, des procédures spécifiques existent avec la possibilité de saisir la commission administrative paritaire ou le référent déontologue. Le Défenseur des Droits peut également être saisi pour toute situation de harcèlement constituant une discrimination, tant dans le secteur privé que public.
Les actions judiciaires et leurs implications
Lorsque les démarches internes et administratives n’ont pas permis de résoudre la situation, le recours aux juridictions devient nécessaire. Plusieurs voies sont alors possibles, parfois cumulatives, selon la nature du préjudice et les objectifs poursuivis.
La saisine du conseil de prud’hommes
Le conseil de prud’hommes est compétent pour traiter les litiges individuels entre employeurs et salariés. En matière de harcèlement, vous pouvez saisir cette juridiction pour faire reconnaître la violation des obligations de l’employeur et obtenir réparation des préjudices subis.
Plusieurs demandes peuvent être formulées :
- La résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur (équivalant à un licenciement sans cause réelle et sérieuse)
- La reconnaissance de la nullité du licenciement si celui-ci fait suite à une dénonciation de harcèlement
- L’octroi de dommages et intérêts pour préjudice moral et matériel
Depuis 2017, la saisine du conseil de prud’hommes est soumise à l’utilisation d’un formulaire CERFA spécifique et doit respecter certaines formalités sous peine d’irrecevabilité. L’assistance d’un avocat n’est pas obligatoire mais fortement recommandée compte tenu de la complexité de ces dossiers.
Le délai de prescription pour agir est de deux ans à compter du dernier fait de harcèlement. La procédure commence par une phase de conciliation obligatoire, suivie, en cas d’échec, d’une audience de jugement. La durée moyenne d’une procédure prud’homale est d’environ 15 mois, auxquels il faut ajouter les délais d’appel éventuels.
Les poursuites pénales
Le harcèlement moral et sexuel constituent des délits pénaux, respectivement punis de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende (article 222-33-2 du Code pénal) et de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende pour le harcèlement sexuel (article 222-33 du Code pénal), ces peines pouvant être aggravées en présence de circonstances particulières.
Pour engager des poursuites pénales, plusieurs options s’offrent à la victime :
- Le dépôt de plainte simple auprès des services de police ou de gendarmerie
- La plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction
- La citation directe devant le tribunal correctionnel
Le délai de prescription de l’action publique est de six ans à compter du dernier acte de harcèlement. L’avantage de la voie pénale réside dans les pouvoirs d’investigation dont disposent les enquêteurs (auditions, perquisitions, saisies, etc.) et dans la dimension symbolique forte de la condamnation pénale. En revanche, la charge de la preuve y est plus exigeante qu’au civil, l’infraction devant être caractérisée dans tous ses éléments constitutifs.
Il est possible de mener parallèlement une action prud’homale et une action pénale. Toutefois, le juge prud’homal peut décider de surseoir à statuer dans l’attente de la décision pénale selon le principe « le criminel tient le civil en l’état ».
Les recours spécifiques en cas de discrimination
Lorsque le harcèlement s’accompagne d’une discrimination fondée sur un critère prohibé (sexe, origine, orientation sexuelle, etc.), des voies de recours spécifiques existent. La victime peut saisir le Défenseur des droits, autorité administrative indépendante qui dispose de pouvoirs d’enquête et peut formuler des recommandations ou présenter des observations devant les juridictions.
Sur le plan judiciaire, la discrimination constitue également un délit pénal puni de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende (article 225-2 du Code pénal). Les organisations syndicales et les associations de lutte contre les discriminations peuvent, sous certaines conditions, exercer les droits reconnus à la partie civile avec l’accord de la victime.
Dans tous les cas, l’accompagnement par un avocat spécialisé en droit social ou en droit pénal du travail est vivement conseillé pour maximiser vos chances de succès et vous guider dans ce parcours judiciaire souvent éprouvant.
Protection, réparation et reconstruction professionnelle
Au-delà des procédures judiciaires, il est primordial de mettre en place une stratégie globale visant à protéger la victime, obtenir une juste réparation et envisager une reconstruction professionnelle.
Les mesures de protection immédiates
Face à une situation de harcèlement, la préservation de votre santé physique et mentale doit constituer une priorité absolue. Plusieurs dispositifs permettent de vous mettre à l’abri :
Le droit de retrait, prévu par l’article L4131-1 du Code du travail, vous autorise à vous retirer d’une situation de travail dont vous avez un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour votre vie ou votre santé. Ce droit doit être exercé avec discernement et ne peut justifier n’importe quelle absence. Il est recommandé d’informer immédiatement l’employeur des motifs de votre retrait par écrit.
L’arrêt maladie constitue souvent une solution temporaire permettant de s’extraire d’un environnement toxique. Le médecin traitant peut établir un lien entre votre état de santé et vos conditions de travail, ce qui facilitera ultérieurement la reconnaissance du caractère professionnel de votre pathologie.
La demande de médiation auprès de l’inspection du travail peut également constituer une mesure de protection efficace, l’agent de contrôle pouvant proposer une solution concertée aux parties pour mettre fin au harcèlement.
L’évaluation et la réparation intégrale du préjudice
Les victimes de harcèlement peuvent prétendre à la réparation de multiples préjudices :
- Le préjudice moral lié à l’atteinte à la dignité et à l’anxiété
- Le préjudice d’évolution professionnelle (perte de chance de promotion)
- Le préjudice économique (perte de rémunération)
- Le préjudice de santé (frais médicaux non remboursés)
L’évaluation de ces préjudices nécessite souvent le recours à des expertises médicales et psychologiques. La jurisprudence récente tend à reconnaître plus largement l’ampleur des dommages causés par le harcèlement, avec des indemnisations qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros dans les cas les plus graves.
La reconnaissance du caractère professionnel de la pathologie engendrée par le harcèlement (dépression, trouble anxieux, etc.) ouvre droit à une prise en charge à 100% des soins par la Sécurité sociale et à des indemnités journalières majorées. Cette reconnaissance peut s’obtenir soit par la procédure de déclaration d’accident du travail (pour un fait soudain), soit par celle de maladie professionnelle.
Reconstruire son parcours professionnel
Les conséquences du harcèlement sur la carrière peuvent être durables. Plusieurs dispositifs permettent d’envisager une reconstruction professionnelle :
La rupture conventionnelle peut constituer une issue négociée, permettant de quitter l’entreprise dans des conditions financièrement acceptables tout en préservant vos droits à l’assurance chômage. Toutefois, cette solution ne doit être envisagée qu’après avoir soigneusement évalué ses implications, notamment en termes d’indemnisation.
La prise d’acte de la rupture du contrat de travail aux torts de l’employeur représente une option plus risquée mais parfois nécessaire lorsque la poursuite de la relation de travail est devenue impossible. Cette démarche consiste à quitter immédiatement l’entreprise en invoquant des manquements graves de l’employeur, puis à saisir le conseil de prud’hommes pour faire requalifier cette rupture en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
L’inaptitude médicale prononcée par le médecin du travail peut également conduire à une rupture du contrat assortie d’indemnités spécifiques, notamment lorsque l’inaptitude est consécutive à une maladie professionnelle ou un accident du travail.
Au-delà des aspects juridiques, la reconstruction passe souvent par un accompagnement psychologique et parfois par une réorientation professionnelle. Les victimes de harcèlement peuvent bénéficier d’un suivi par des associations spécialisées et de dispositifs de formation professionnelle adaptés à leur situation.
La démarche juridique contre le harcèlement constitue certes un parcours exigeant, mais elle représente aussi une étape fondamentale dans le processus de réparation et de reconstruction. Au-delà de la sanction des comportements répréhensibles, elle contribue à la reconnaissance de la souffrance endurée et participe à l’évolution des pratiques managériales vers plus de respect et de dignité au travail.