
La dégradation accélérée de la biodiversité agricole constitue l’une des crises environnementales majeures de notre époque. Face à l’uniformisation des cultures et à la disparition de nombreuses variétés traditionnelles, les systèmes juridiques nationaux et internationaux tentent d’élaborer des réponses adaptées. Cette érosion génétique menace non seulement notre patrimoine biologique mais compromet la résilience alimentaire mondiale face aux changements climatiques. Le droit s’impose progressivement comme un levier d’action incontournable pour protéger ce patrimoine vivant, entre reconnaissance de droits aux agriculteurs, création de mécanismes de conservation et limitation des pratiques agricoles destructrices.
Cadre juridique international de protection de la biodiversité agricole
Le droit international a progressivement reconnu l’urgence de protéger la diversité des espèces cultivées et des races d’élevage. La Convention sur la Diversité Biologique (CDB) de 1992 représente la première pierre angulaire de cette protection. Ce traité international juridiquement contraignant reconnaît explicitement la valeur intrinsèque de la biodiversité, y compris agricole, et établit trois objectifs fondamentaux : la conservation de la diversité biologique, l’utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques.
En complément, le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA), adopté en 2001 sous l’égide de la FAO, s’attaque spécifiquement à la protection des ressources génétiques végétales. Ce traité instaure un système multilatéral d’accès et de partage des avantages pour 64 cultures considérées comme fondamentales pour la sécurité alimentaire mondiale. Il reconnaît formellement les droits des agriculteurs à conserver, utiliser, échanger et vendre des semences de ferme, bien que la mise en œuvre effective de ces droits soit laissée à la discrétion des États.
Le Protocole de Nagoya (2010) renforce quant à lui les dispositions de la CDB concernant l’accès aux ressources génétiques et le partage juste des avantages qui en découlent. Ce texte établit un cadre juridique plus transparent pour l’utilisation des ressources génétiques agricoles, notamment en prévoyant des mécanismes de consentement préalable et de conditions convenues d’un commun accord.
Limites du cadre international actuel
Malgré ces avancées significatives, le cadre international souffre de plusieurs faiblesses structurelles :
- L’absence de mécanismes contraignants de mise en application
- La tension persistante entre protection de la biodiversité et droits de propriété intellectuelle
- La faible coordination entre les différents régimes juridiques (environnement, commerce, propriété intellectuelle)
- L’insuffisance des ressources financières allouées aux mécanismes de conservation
Ces instruments juridiques internationaux constituent néanmoins des leviers pour l’action nationale. La France, par exemple, a intégré ces principes dans sa Stratégie nationale pour la biodiversité et dans la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016. Cette dernière a notamment créé l’Office français de la biodiversité, chargé entre autres missions de la préservation des ressources génétiques agricoles.
Régimes de propriété intellectuelle et leurs impacts sur la biodiversité agricole
Les droits de propriété intellectuelle exercent une influence considérable sur la biodiversité agricole, parfois en contradiction avec les objectifs de conservation. Le système dominant de protection des obtentions végétales, encadré par la Convention UPOV (Union internationale pour la protection des obtentions végétales), permet aux sélectionneurs de bénéficier de droits exclusifs sur leurs variétés végétales tout en autorisant théoriquement l’utilisation de ces variétés pour créer de nouvelles variétés (privilège de l’obtenteur).
Parallèlement, le régime des brevets s’est progressivement étendu au domaine du vivant, notamment sous l’impulsion de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) de l’OMC. Cette extension a suscité de vives controverses juridiques, notamment concernant la brevetabilité des traits génétiques et des procédés essentiellement biologiques. En Europe, la directive 98/44/CE relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques a tenté de clarifier ces questions en excluant les variétés végétales et les races animales du champ de la brevetabilité, tout en autorisant les brevets sur les inventions portant sur des végétaux ou des animaux.
Ces régimes de propriété intellectuelle ont des conséquences directes sur la biodiversité agricole :
- L’uniformisation des cultures commerciales au détriment des variétés locales
- La concentration du secteur semencier entre quelques multinationales
- La restriction des pratiques traditionnelles d’échange et de conservation des semences
- Le risque de biopiraterie et d’appropriation des ressources génétiques indigènes
Vers des modèles alternatifs de propriété intellectuelle
Face à ces défis, des systèmes alternatifs émergent pour concilier innovation et préservation de la biodiversité. Les licences à réciprocité, comme celles développées par l’Open Source Seed Initiative, proposent un modèle inspiré des logiciels libres : les variétés sont librement utilisables à condition que les améliorations restent elles-mêmes librement accessibles.
En France, la reconnaissance juridique des semences paysannes progresse, notamment avec la loi EGALIM de 2018 qui a reconnu la possibilité pour les agriculteurs d’échanger des semences dans le cadre de l’entraide agricole. Cette évolution juridique, bien que limitée, marque une prise de conscience de la nécessité de préserver les pratiques traditionnelles de conservation dynamique de la biodiversité cultivée.
Mécanismes juridiques de conservation in situ de l’agrobiodiversité
La conservation in situ – c’est-à-dire dans le milieu naturel ou agricole – constitue une approche fondamentale pour maintenir la biodiversité agricole. Cette méthode présente l’avantage de permettre l’adaptation continue des espèces et variétés aux conditions locales et aux changements environnementaux. Le droit a progressivement développé plusieurs instruments pour encourager et encadrer cette conservation dynamique.
Les indications géographiques protégées (IGP) et les appellations d’origine protégée (AOP) représentent des outils juridiques efficaces pour la protection de la biodiversité agricole locale. En liant un produit à un territoire et à des pratiques traditionnelles, ces signes de qualité encouragent indirectement le maintien de variétés et races locales. En France, le fromage de Salers illustre cette dynamique : son cahier des charges impose l’utilisation de la race Salers, contribuant ainsi à sa préservation.
Les mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) de la Politique Agricole Commune européenne constituent un autre levier juridique majeur. Ces contrats volontaires rémunèrent les agriculteurs pour l’adoption de pratiques favorables à l’environnement, y compris la conservation de races menacées ou de variétés rares. Le règlement européen n°1305/2013 prévoit explicitement des paiements pour « la conservation des ressources génétiques en agriculture ».
Plus récemment, le concept juridique de patrimoine agricole commun émerge dans certaines législations nationales. La loi française pour la reconquête de la biodiversité de 2016 a ainsi reconnu que « les ressources phytogénétiques […] font partie du patrimoine commun de la nation ». Cette qualification juridique ouvre la voie à des régimes de protection spécifiques, limitant les droits exclusifs sur ces ressources essentielles.
Rôle des collectivités territoriales
Les collectivités territoriales disposent également d’outils juridiques pour protéger la biodiversité agricole locale. Les plans locaux d’urbanisme (PLU) peuvent identifier et protéger des zones agricoles dédiées à la conservation de la biodiversité. De même, les projets alimentaires territoriaux (PAT) peuvent inclure des objectifs de préservation des variétés et races locales.
En Italie, la région Toscane a adopté en 2004 une loi régionale pionnière sur la protection des ressources génétiques autochtones, créant un registre régional et des réseaux de conservation. Ce modèle, repris depuis par d’autres régions italiennes, illustre le potentiel des approches territoriales décentralisées pour la préservation de l’agrobiodiversité.
Les parcs naturels régionaux représentent un autre cadre juridique propice à la conservation in situ. Leur charte peut intégrer des dispositions spécifiques concernant les pratiques agricoles et la préservation des variétés locales. Le Parc naturel régional du Queyras, par exemple, soutient activement la culture de l’ail d’Avers, variété locale adaptée aux conditions montagnardes.
Instruments juridiques de conservation ex situ et banques de gènes
La conservation ex situ – hors du milieu naturel – constitue un complément indispensable aux stratégies de conservation in situ. Les banques de gènes, les conservatoires botaniques et les collections vivantes permettent de préserver le matériel génétique agricole menacé de disparition. Le cadre juridique encadrant ces infrastructures s’est considérablement développé ces dernières décennies.
Le TIRPAA prévoit explicitement l’obligation pour les États parties de « promouvoir un système efficace et durable de conservation ex situ ». Ce traité a conduit à la création du Fonds fiduciaire mondial pour la diversité des cultures, entité juridique internationale chargée de financer les principales collections mondiales, dont la plus emblématique est sans doute la Réserve mondiale de semences du Svalbard en Norvège.
Au niveau européen, la directive 2008/62/CE sur les « variétés de conservation » a créé un cadre juridique spécifique pour la commercialisation des semences de variétés menacées d’érosion génétique. Cette directive assouplit les critères d’inscription aux catalogues officiels pour ces variétés patrimoniales, facilitant leur conservation et leur utilisation. La France a transposé ces dispositions dans son Code rural et de la pêche maritime, notamment aux articles D.661-3 à D.661-11.
Les collections nationales bénéficient généralement d’un statut juridique spécifique. En France, les ressources phytogénétiques patrimoniales sont gérées par un réseau coordonné par le Groupement d’Intérêt Scientifique (GIS) « Ressources ». Le statut juridique de ces collections a été clarifié par le décret n°2015-1731 qui précise les modalités de gestion et d’accès à ces ressources.
Enjeux juridiques de l’accès aux collections
L’accès aux ressources conservées ex situ soulève d’importantes questions juridiques :
- La qualification juridique du matériel génétique conservé (bien public, privé ou commun)
- Les conditions d’accès pour les agriculteurs, chercheurs et entreprises
- Le partage des avantages issus de l’utilisation commerciale des ressources
- La protection des connaissances traditionnelles associées aux ressources
Pour répondre à ces enjeux, certains pays ont développé des systèmes sui generis de protection. Le Pérou a ainsi adopté en 2002 la loi n°27811 instituant un régime de protection des connaissances collectives des peuples autochtones liées aux ressources biologiques. Ce texte établit des registres de connaissances traditionnelles et prévoit des mécanismes de consentement préalable et de partage des avantages.
En France, l’Accord de transfert de matériel (ATM) constitue l’instrument juridique privilégié pour encadrer l’accès aux ressources génétiques conservées. Ces contrats définissent les droits et obligations des utilisateurs, notamment concernant l’utilisation commerciale éventuelle et le partage des avantages. La loi biodiversité de 2016 a renforcé ce cadre en instaurant un régime d’accès et partage des avantages pour l’ensemble des ressources génétiques présentes sur le territoire national.
Vers une responsabilité juridique renforcée pour la préservation de l’agrobiodiversité
La protection juridique de la biodiversité agricole évolue progressivement vers des mécanismes de responsabilité plus contraignants. Cette évolution reflète la prise de conscience croissante du caractère vital de cette ressource pour la sécurité alimentaire mondiale et l’adaptation aux changements environnementaux.
Le principe de précaution, désormais inscrit dans de nombreuses constitutions nationales, dont celle de la France à travers la Charte de l’environnement, offre un fondement juridique pour limiter les pratiques potentiellement destructrices pour la biodiversité agricole. Ce principe a notamment été invoqué dans plusieurs contentieux relatifs aux organismes génétiquement modifiés (OGM), considérés par certains comme une menace pour la diversité génétique des cultures traditionnelles.
Le devoir de vigilance des entreprises constitue un autre levier juridique émergent. La loi française du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre impose aux grandes entreprises d’identifier et de prévenir les atteintes graves à l’environnement résultant de leurs activités. Bien que non spécifiquement ciblée sur la biodiversité agricole, cette législation pourrait s’appliquer aux entreprises du secteur agroalimentaire dont les pratiques contribuent à l’érosion génétique.
La responsabilité environnementale, telle que définie par la directive européenne 2004/35/CE, pourrait également s’étendre aux dommages causés à la biodiversité agricole. Cette directive, transposée en droit français par la loi du 1er août 2008, établit un régime de responsabilité administrative pour les dommages environnementaux, incluant les atteintes aux espèces et habitats naturels protégés.
Vers une reconnaissance de droits à la nature
Plus radicalement, certains systèmes juridiques évoluent vers une reconnaissance de droits à la nature elle-même. L’Équateur a été pionnier en inscrivant dans sa Constitution de 2008 les droits de la Pacha Mama (Terre Mère), ouvrant la possibilité de contentieux au nom de la nature. La Nouvelle-Zélande a quant à elle reconnu en 2017 la personnalité juridique du fleuve Whanganui, créant un précédent pour la protection juridique d’entités naturelles.
Ces innovations juridiques pourraient à terme s’étendre à la protection de la biodiversité agricole, en reconnaissant par exemple des droits aux écosystèmes agricoles traditionnels ou aux communautés d’espèces cultivées. En Inde, la Cour suprême a développé une jurisprudence protectrice en reconnaissant la valeur intrinsèque de la biodiversité agricole dans plusieurs décisions concernant les droits des agriculteurs sur leurs semences.
En France, si une telle évolution n’est pas encore d’actualité, on observe néanmoins un renforcement progressif des mécanismes de protection. La loi EGAlim a ainsi interdit l’utilisation de certains pesticides néonicotinoïdes nuisibles aux pollinisateurs, acteurs majeurs de la biodiversité agricole. De même, l’interdiction des brevets sur les traits natifs dans la loi biodiversité de 2016 constitue une avancée significative pour limiter l’appropriation privative du vivant.
Le contentieux climatique, en plein essor, pourrait également devenir un levier pour la protection de la biodiversité agricole. L’affaire « Grande-Synthe », dans laquelle le Conseil d’État français a enjoint au gouvernement de prendre des mesures supplémentaires pour atteindre ses objectifs climatiques, illustre le potentiel du contentieux administratif pour contraindre les pouvoirs publics à agir face aux crises environnementales, dont l’érosion de la biodiversité agricole.
FAQ sur la protection juridique de la biodiversité agricole
Qu’est-ce que le droit reconnaît comme faisant partie de la biodiversité agricole ?
La biodiversité agricole, ou agrobiodiversité, englobe juridiquement l’ensemble des composantes de la diversité biologique qui contribuent à l’alimentation et à l’agriculture. Cela inclut les variétés végétales cultivées, les races animales d’élevage, les espèces sauvages apparentées, les micro-organismes du sol, les pollinisateurs, ainsi que les connaissances traditionnelles associées à leur gestion.
Un agriculteur peut-il librement reproduire ses semences en France ?
La situation juridique est complexe. Pour les variétés protégées par un certificat d’obtention végétale (COV), les agriculteurs peuvent reproduire leurs semences pour leur propre exploitation moyennant une « contribution volontaire obligatoire » pour certaines espèces (blé tendre notamment). Pour les variétés du domaine public, la reproduction est libre, mais la commercialisation reste encadrée par la réglementation sur les semences.
Existe-t-il des sanctions juridiques contre l’érosion de la biodiversité agricole ?
À ce jour, il n’existe pas de sanctions juridiques directes visant spécifiquement l’érosion de la biodiversité agricole. Cependant, certaines pratiques contribuant à cette érosion peuvent être sanctionnées indirectement via d’autres réglementations (pollution des eaux, destruction d’espèces protégées, etc.). Le non-respect des conditionnalités environnementales de la PAC peut également entraîner des réductions de subventions.
Comment le droit protège-t-il les connaissances traditionnelles liées à l’agrobiodiversité ?
La protection juridique des connaissances traditionnelles s’articule principalement autour du Protocole de Nagoya qui prévoit un consentement préalable et un partage des avantages pour leur utilisation. En France, la loi biodiversité de 2016 a créé un régime d’accès aux ressources génétiques et aux connaissances traditionnelles associées, géré par l’Office français de la biodiversité.