La Défense des Communs Océaniques : Cadre Juridique Contre l’Accaparement des Mers

Face à l’expansion des activités économiques dans les océans, un phénomène inquiétant prend de l’ampleur : l’accaparement maritime. Cette appropriation des espaces océaniques par des acteurs privés ou étatiques menace l’équilibre écologique et les droits des communautés traditionnelles. Le droit international maritime, bâti sur le principe que les océans constituent un patrimoine commun de l’humanité, se trouve aujourd’hui confronté à des défis sans précédent. Entre exploitation des ressources halieutiques, extraction minière des fonds marins et privatisation croissante des zones côtières, l’arsenal juridique existant montre ses limites. Cette analyse examine les mécanismes juridiques actuels et émergents visant à contrer cette appropriation problématique, tout en proposant des pistes pour renforcer la protection des océans comme bien commun mondial.

L’Émergence du Concept d’Accaparement Océanique dans le Droit International

L’accaparement des océans constitue un phénomène relativement récent dans le lexique juridique international, bien que ses manifestations concrètes existent depuis plusieurs décennies. Ce concept désigne l’appropriation, souvent exclusive, de zones maritimes et de leurs ressources par des entités puissantes au détriment des usagers traditionnels et de l’intérêt général. Contrairement à l’accaparement des terres, sa contrepartie terrestre, le cadre juridique encadrant ce phénomène demeure fragmenté et incomplet.

La Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) de 1982, souvent qualifiée de « constitution des océans », établit le principe fondamental que les fonds marins situés au-delà des juridictions nationales constituent le « patrimoine commun de l’humanité« . Cette notion, portée initialement par l’ambassadeur maltais Arvid Pardo en 1967, visait précisément à prévenir l’appropriation exclusive des ressources océaniques. Pourtant, malgré cette reconnaissance formelle, les mécanismes de mise en œuvre demeurent insuffisants face aux pressions économiques croissantes.

L’évolution du droit international a progressivement reconnu différentes zones maritimes avec des régimes juridiques distincts : mer territoriale, zone contiguë, zone économique exclusive (ZEE) et haute mer. Cette segmentation a paradoxalement facilité certaines formes d’accaparement, notamment dans les ZEE où les États côtiers disposent de droits souverains pour l’exploration et l’exploitation des ressources naturelles, droits qu’ils peuvent céder à des acteurs privés.

Les Manifestations Juridiques de l’Accaparement

Sur le plan juridique, l’accaparement océanique se manifeste sous diverses formes :

  • Les concessions exclusives pour l’exploitation des ressources halieutiques, souvent accordées à des flottes industrielles étrangères au détriment des pêcheurs artisanaux locaux
  • Les permis d’exploration et d’exploitation minière des fonds marins, délivrés par l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM) sans mécanismes adéquats d’évaluation des impacts environnementaux
  • La privatisation des zones côtières pour le développement touristique ou l’aquaculture intensive
  • Les revendications territoriales expansionnistes de certains États sur des plateaux continentaux étendus

La jurisprudence internationale commence tout juste à aborder ces questions. L’avis consultatif du Tribunal International du Droit de la Mer (TIDM) de 2011 concernant les responsabilités des États parrainant des activités dans la Zone a marqué une étape importante en établissant le principe de « diligence requise » dans la protection du milieu marin. Néanmoins, les recours juridiques restent limités pour les communautés affectées par l’accaparement océanique.

Face à ces défis, une évolution du cadre normatif s’impose. Le futur traité sur la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales (BBNJ) représente une opportunité majeure pour établir des garde-fous contre l’accaparement des ressources génétiques marines et renforcer les mécanismes de gouvernance collective des océans.

Le Cadre Juridique Actuel et ses Insuffisances Face à la Privatisation Maritime

Le régime juridique international des océans repose sur un échafaudage complexe d’instruments dont la CNUDM constitue la pierre angulaire. Ce traité, ratifié par 168 parties, établit un équilibre délicat entre les droits souverains des États côtiers et le principe de liberté des mers. Toutefois, ce cadre présente d’importantes lacunes face aux nouvelles formes d’appropriation océanique.

Dans les zones économiques exclusives, qui s’étendent jusqu’à 200 milles marins des côtes et représentent environ 40% de la surface océanique mondiale, les États côtiers exercent des droits souverains sur les ressources naturelles. Cette juridiction leur permet de conclure des accords de pêche avec des puissances étrangères, souvent au détriment des communautés locales. L’exemple des accords entre l’Union européenne et plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest illustre cette dynamique : en échange de compensations financières modestes, ces États cèdent l’accès à leurs ressources halieutiques à des flottes industrielles européennes, provoquant l’appauvrissement des stocks et la marginalisation des pêcheurs artisanaux.

En haute mer, le principe de liberté prévaut, mais l’absence de mécanismes efficaces de surveillance et d’application des règles favorise la surexploitation. Les organisations régionales de gestion des pêches (ORGP), chargées de réguler les activités de pêche en haute mer, souffrent de plusieurs faiblesses structurelles :

  • Une couverture géographique et spécifique incomplète
  • Des décisions prises par consensus qui favorisent le plus petit dénominateur commun
  • Des mécanismes de contrôle insuffisants face à la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN)
  • Une absence de considération pour les droits des communautés côtières dépendantes de la pêche

Les Zones Grises du Droit International Maritime

Plusieurs domaines demeurent insuffisamment encadrés par le droit existant, créant des opportunités d’accaparement. Les ressources génétiques marines, particulièrement celles situées dans les zones au-delà des juridictions nationales, font l’objet d’une course à l’appropriation via des brevets déposés par des entreprises pharmaceutiques et biotechnologiques. L’absence d’un régime juridique clair de partage des bénéfices issus de ces ressources constitue une forme d’accaparement du patrimoine commun.

De même, l’extraction minière des fonds marins représente une frontière inquiétante. L’AIFM a déjà délivré 31 contrats d’exploration couvrant plus de 1,3 million de kilomètres carrés des fonds océaniques. Le cadre réglementaire pour l’exploitation commerciale, actuellement en négociation, risque de privilégier les intérêts économiques au détriment de la protection environnementale si des garde-fous stricts ne sont pas établis.

La privatisation des zones côtières constitue une autre manifestation problématique. Dans de nombreux pays, le développement touristique et aquacole conduit à l’exclusion des communautés locales de leurs espaces traditionnels. Ce phénomène, bien que relevant principalement des juridictions nationales, soulève des questions de droits humains que le droit international peine à adresser efficacement.

Face à ces insuffisances, des initiatives juridiques novatrices émergent. Le Tribunal International Monsanto, bien que n’ayant pas de pouvoir contraignant, a proposé en 2017 la reconnaissance d’un crime d' »écocide » qui pourrait s’appliquer aux dommages graves causés aux écosystèmes marins. Parallèlement, des mouvements juridiques prônent la reconnaissance de droits intrinsèques aux écosystèmes, y compris marins, comme l’illustre la décision de la Haute Cour de Nouvelle-Zélande reconnaissant en 2017 la personnalité juridique du fleuve Whanganui, ouvrant potentiellement la voie à une protection similaire pour les écosystèmes océaniques.

Les Instruments Juridiques Spécifiques Contre l’Appropriation des Ressources Marines

Face à la menace croissante d’accaparement océanique, plusieurs instruments juridiques spécifiques ont été développés pour protéger les ressources marines et les écosystèmes qui les abritent. Ces outils, bien qu’imparfaits, constituent des remparts contre l’appropriation exclusive et la surexploitation.

L’Accord sur les stocks de poissons des Nations Unies (1995) représente une avancée significative dans la gestion durable des pêcheries transzonales et des stocks de poissons grands migrateurs. En imposant l’application du principe de précaution et l’approche écosystémique, cet accord limite théoriquement la capacité des États et des entreprises à exploiter ces ressources sans considération pour leur durabilité. Toutefois, son efficacité reste entravée par une mise en œuvre inégale et des mécanismes de sanction limités.

Le Code de conduite pour une pêche responsable de la FAO, bien que non contraignant, établit des normes internationales pour des pratiques de pêche durables. Il a inspiré de nombreuses législations nationales et constitue un référentiel pour évaluer les comportements prédateurs. Son Article 6.18 reconnaît spécifiquement « la contribution importante de la pêche artisanale et de la pêche aux petits métiers » et encourage les États à « protéger de façon adéquate les droits des pêcheurs et des travailleurs du secteur », offrant ainsi une base normative contre certaines formes d’accaparement.

Plus récemment, l’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port (PSMA) de 2009, entré en vigueur en 2016, vise à prévenir la pêche INN en renforçant les contrôles portuaires. En interdisant l’accès aux ports aux navires suspectés de pratiques illégales, cet instrument attaque directement l’une des manifestations les plus flagrantes de l’accaparement des ressources halieutiques.

Protections Régionales et Sectorielles

À l’échelle régionale, plusieurs instruments juridiques innovants méritent attention. La Convention de Nairobi pour la protection du milieu marin et côtier de la région de l’Afrique orientale (1985, révisée en 2010) intègre explicitement la protection des moyens de subsistance des communautés côtières dans ses objectifs. De même, le Protocole sur la pêche de la Communauté de Développement d’Afrique Australe (SADC) reconnaît formellement l’importance de garantir l’accès des pêcheurs artisanaux aux ressources marines.

Dans le domaine de la conservation, les aires marines protégées (AMP) constituent un outil juridique puissant pour limiter l’accaparement. L’Objectif 11 d’Aichi de la Convention sur la Diversité Biologique visait à protéger 10% des zones marines et côtières d’ici 2020. Bien que cet objectif n’ait pas été pleinement atteint, les AMP existantes offrent une protection contre certaines formes d’exploitation. Cependant, leur efficacité dépend fortement de leur conception : les AMP excluant totalement les communautés locales peuvent paradoxalement constituer une forme d’accaparement institutionnalisé.

Pour les ressources génétiques marines, le Protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages (2010) établit un cadre pour lutter contre la biopiraterie. Toutefois, son application reste limitée aux zones sous juridiction nationale, laissant les ressources de la haute mer sans protection adéquate – une lacune que les négociations sur la BBNJ tentent de combler.

  • Les Directives volontaires pour garantir la pêche artisanale durable de la FAO (2014) représentent le premier instrument international dédié spécifiquement au secteur de la pêche artisanale
  • La résolution 61/105 de l’Assemblée générale des Nations Unies établit des mesures de protection pour les écosystèmes marins vulnérables contre les impacts de la pêche de fond
  • La Convention de Minamata sur le mercure (2013) vise à réduire la pollution marine par ce métal, protégeant indirectement les communautés dépendantes des ressources halieutiques

Ces instruments, malgré leurs limites individuelles, forment collectivement un cadre normatif qui commence à adresser les différentes facettes de l’accaparement océanique. Leur efficacité repose toutefois sur la volonté politique des États de les mettre en œuvre rigoureusement et sur la capacité des acteurs non-étatiques à les mobiliser dans leurs stratégies de résistance juridique.

Droits des Communautés Côtières et Peuples Autochtones Face à l’Accaparement Maritime

Les communautés côtières et les peuples autochtones entretiennent des relations millénaires avec les océans, non seulement comme source de subsistance mais comme fondement de leurs identités culturelles et spirituelles. Face à l’accaparement océanique, ces populations se trouvent souvent en première ligne des impacts négatifs, tout en étant marginalisées dans les processus décisionnels. Le droit international offre néanmoins des outils juridiques pour défendre leurs intérêts.

La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) de 2007 constitue un instrument fondamental, bien que non contraignant. Son article 26 reconnaît explicitement « le droit de posséder, d’utiliser, de mettre en valeur et de contrôler les terres, territoires et ressources qu’ils possèdent parce qu’ils leur appartiennent ou qu’ils les occupent ou les utilisent traditionnellement ». Cette formulation, interprétée progressivement par la jurisprudence internationale, s’étend aux territoires marins traditionnels.

La Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), juridiquement contraignante pour ses 23 États parties, va plus loin en établissant l’obligation de consulter les peuples autochtones avant toute mesure susceptible de les affecter directement. Le principe du consentement libre, préalable et éclairé (CLPE) qui en découle représente un outil juridique puissant contre l’accaparement océanique, comme l’a démontré la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Nation Haïda c. Colombie-Britannique (2004), qui a reconnu l’obligation de consulter les peuples autochtones concernant l’exploitation forestière affectant leurs droits de pêche traditionnels.

Systèmes Juridiques Coutumiers et Reconnaissance Légale

De nombreuses communautés côtières ont développé des systèmes juridiques coutumiers sophistiqués pour la gestion des ressources marines. Ces systèmes, longtemps ignorés par le droit positif étatique, connaissent aujourd’hui une reconnaissance croissante. Le système Rahui polynésien, qui impose des restrictions temporaires sur la pêche dans certaines zones pour permettre la régénération des stocks, a été intégré dans la législation de la Polynésie française. De même, les Taboos dans le Pacifique Sud et les Himas dans certains pays arabes représentent des formes traditionnelles de gouvernance marine qui peuvent contrer l’accaparement.

Plusieurs juridictions nationales ont développé des cadres juridiques novateurs pour reconnaître les droits maritimes des communautés traditionnelles :

  • Le Chili a établi en 1991 les Áreas de Manejo y Explotación de Recursos Bentónicos (AMERB), accordant des droits territoriaux exclusifs aux organisations de pêcheurs artisanaux
  • Les Philippines ont mis en place des accords de cogestion des ressources côtières impliquant directement les communautés locales dans la prise de décision
  • L’Australie a reconnu les droits des Aborigènes et des insulaires du détroit de Torres sur les zones marines à travers plusieurs décisions judiciaires, notamment Mabo v Queensland (1992) et Commonwealth v Yarmirr (2001)

Au niveau international, la Commission des droits de l’homme des Nations Unies a progressivement développé une jurisprudence liant les droits culturels des communautés autochtones à leurs pratiques de pêche traditionnelles. Dans l’affaire Länsman et al. v. Finland, le Comité a établi que les activités économiques faisant partie de la culture d’une communauté sont protégées par l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Les tribunaux régionaux des droits humains ont également joué un rôle crucial. La Cour interaméricaine des droits de l’homme, dans l’affaire Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, a reconnu que le droit de propriété protégé par la Convention américaine relative aux droits de l’homme s’étend aux terres et ressources traditionnellement utilisées par les communautés autochtones selon leurs coutumes.

Malgré ces avancées, d’importants défis persistent. L’accès à la justice reste limité pour de nombreuses communautés côtières en raison des coûts, des barrières linguistiques et de la complexité des procédures juridiques internationales. De plus, la mise en œuvre effective des décisions favorables se heurte souvent à la résistance des États et des acteurs économiques puissants impliqués dans l’accaparement océanique.

Vers un Nouveau Paradigme Juridique des Océans comme Bien Commun Mondial

Face aux limites du cadre juridique actuel, un mouvement de fond émerge pour repenser fondamentalement notre rapport juridique aux océans. Cette approche novatrice s’articule autour de la notion de « communs océaniques« , un concept qui dépasse la dichotomie traditionnelle entre propriété privée et contrôle étatique pour proposer une gouvernance collective et inclusive des espaces marins et de leurs ressources.

Le concept de communs, théorisé notamment par Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009, offre un cadre alternatif prometteur. Contrairement au paradigme de la « tragédie des communs » qui justifiait historiquement la privatisation des ressources, les travaux d’Ostrom démontrent que des communautés peuvent gérer durablement des ressources partagées grâce à des systèmes de gouvernance adaptés. Appliqué aux océans, ce cadre conceptuel inspire des innovations juridiques significatives.

Le traité BBNJ (Biodiversité marine au-delà des juridictions nationales), dont les négociations ont abouti en 2023 après plus d’une décennie de discussions, incarne partiellement cette vision. En établissant des mécanismes pour la désignation d’aires marines protégées en haute mer et le partage des bénéfices issus des ressources génétiques marines, il renforce la notion que la biodiversité marine constitue un patrimoine commun de l’humanité nécessitant une gestion collective.

Innovations Juridiques et Mécanismes Émergents

Plusieurs innovations juridiques concrètes illustrent cette évolution vers un paradigme des communs océaniques :

  • Les fiducies océaniques (ocean trusts), inspirées du droit anglo-saxon, proposent de gérer certaines zones marines comme des biens tenus en fiducie pour les générations futures
  • Le concept de gardiennage océanique (ocean stewardship) développé par des juristes environnementaux établit des obligations de protection active plutôt que de simple abstention de nuire
  • Les servitudes de conservation marine, adaptées du droit foncier, créent des restrictions juridiques permanentes sur certains usages nocifs des zones côtières

La reconnaissance juridique de la personnalité juridique des écosystèmes marins représente une frontière particulièrement audacieuse. En 2017, la Haute Cour de Nouvelle-Zélande a reconnu la personnalité juridique du fleuve Whanganui, ouvrant la voie à des protections similaires pour les écosystèmes marins. Dans cette lignée, des propositions émergent pour reconnaître des droits intrinsèques à certains écosystèmes marins particulièrement vulnérables comme les récifs coralliens ou les monts sous-marins.

Le droit pénal international évolue également pour adresser les formes les plus graves d’accaparement et de destruction des océans. La proposition d’inclure le crime d' »écocide » dans le Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, portée par des juristes comme Polly Higgins et Philippe Sands, pourrait créer un puissant levier juridique contre la destruction massive des écosystèmes marins. La définition proposée en 2021 par le panel d’experts indépendants inclut explicitement les dommages graves aux milieux marins.

Dans la sphère économique, de nouveaux instruments financiers émergent pour soutenir cette vision des communs océaniques. Les obligations bleues (blue bonds) et les échanges dette-nature permettent de financer la conservation marine tout en reconnaissant sa valeur collective. L’initiative Seychelles Debt-for-Nature Swap, qui a converti une partie de la dette nationale en engagements de protection marine, illustre le potentiel de ces mécanismes.

La diplomatie climatique intègre progressivement les océans dans ses considérations. L’Accord de Paris reconnaît pour la première fois dans son préambule l’importance des océans dans le système climatique, ouvrant la voie à une meilleure prise en compte de la « justice océanique » dans les négociations climatiques. Cette reconnaissance établit un pont crucial entre les régimes juridiques du climat et des océans, longtemps développés en parallèle.

Ces évolutions convergent vers un nouveau paradigme juridique qui redéfinit les océans non comme des espaces à s’approprier mais comme des systèmes vivants interconnectés dont dépend notre avenir collectif. Cette vision exige des transformations profondes non seulement dans les textes juridiques mais dans les mentalités et les institutions qui les interprètent et les appliquent. Le défi consiste désormais à traduire ces concepts novateurs en mécanismes juridiques efficaces et applicables à l’échelle mondiale.

Arsenal Juridique Pratique pour la Défense des Océans

Au-delà des principes théoriques, un arsenal juridique concret se développe pour permettre aux défenseurs des océans de contrer efficacement les tentatives d’accaparement maritime. Ces outils, mobilisables par les États, les organisations non gouvernementales, les communautés locales et même les individus, constituent la ligne de front de la protection juridique des espaces marins.

Le contentieux stratégique émerge comme un levier particulièrement puissant. Des procédures judiciaires ciblées permettent de créer des précédents juridiques favorables à la protection des océans et de révéler publiquement les impacts négatifs de certaines pratiques d’accaparement. L’affaire Urgenda contre Pays-Bas, bien que centrée sur les changements climatiques, a établi un précédent majeur en reconnaissant l’obligation légale des États de protéger leurs citoyens contre les menaces environnementales, une logique applicable aux menaces liées à la dégradation des océans.

Dans cette lignée, les contentieux climatiques océaniques se multiplient. La pétition soumise par des jeunes Portugais à la Cour européenne des droits de l’homme en 2020 contre 33 pays européens inclut explicitement les impacts des changements climatiques sur les océans et les zones côtières. Cette démarche illustre l’intégration croissante des questions océaniques dans le contentieux climatique international.

Mécanismes de Surveillance et de Dénonciation

Les mécanismes de transparence et de surveillance jouent un rôle crucial dans la lutte contre l’accaparement océanique. Des outils technologiques innovants permettent désormais de documenter et de contester juridiquement les pratiques illégales :

  • La plateforme Global Fishing Watch utilise des données satellites pour suivre les activités des navires de pêche et identifier les opérations potentiellement illégales
  • Le système d’identification automatique (AIS) obligatoire pour les grands navires fournit des preuves admissibles devant les tribunaux
  • Les registres publics des licences de pêche et des contrats d’exploitation des fonds marins facilitent le contrôle citoyen

Les mécanismes de plainte intégrés dans certains instruments internationaux offrent des voies de recours accessibles. La procédure de communication du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies permet aux individus et groupes de dénoncer des violations de leurs droits liées à l’accaparement océanique. De même, les Points de Contact Nationaux établis dans le cadre des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales peuvent être saisis pour des manquements d’entreprises impliquées dans l’exploitation marine.

Au niveau régional, des mécanismes spécifiques émergent. La Commission de l’Océan Indien a développé un système régional de surveillance des pêches qui permet aux États membres de coordonner leurs efforts contre la pêche illégale. Dans le Pacifique, l’Agence des pêches du Forum déploie des observateurs embarqués et coordonne des patrouilles conjointes pour lutter contre l’accaparement des ressources halieutiques.

Les certifications et normes volontaires constituent un autre levier d’action. La certification du Marine Stewardship Council (MSC) pour la pêche durable ou les normes de l’Aquaculture Stewardship Council (ASC) créent des incitations économiques pour des pratiques respectueuses des écosystèmes et des communautés locales. Ces mécanismes, bien qu’imparfaits, permettent aux consommateurs et investisseurs d’exercer une pression sur les acteurs impliqués dans l’accaparement océanique.

La documentation des connaissances traditionnelles liées aux océans représente une stratégie juridique préventive contre la biopiraterie. Le Registre des savoirs traditionnels établi par l’Inde a permis d’invalider plusieurs brevets basés sur des connaissances traditionnelles préexistantes. Cette approche, appliquée aux savoirs marins des communautés côtières, pourrait prévenir l’appropriation indue de ressources génétiques marines.

Enfin, les accords de partage des bénéfices négociés directement entre communautés locales, États et entreprises offrent des solutions pragmatiques. L’accord entre le peuple Saami et le gouvernement norvégien concernant la gestion des ressources marines dans le fjord de Tana illustre le potentiel de ces arrangements négociés pour concilier développement économique et respect des droits traditionnels.

Ces outils juridiques pratiques, utilisés de manière stratégique et coordonnée, permettent de contester efficacement l’accaparement océanique sur de multiples fronts. Leur mobilisation requiert toutefois des ressources et une expertise juridique que de nombreuses communautés affectées ne possèdent pas, soulignant l’importance des réseaux de solidarité internationale et d’assistance juridique dans ce domaine.